Angèle Paoli Salge( c)
Hameau de Vignale , Lundi 2 Mai 2022
Ma chère Grande,
La tête me tourne, sans doute pour de multiples raisons. Il y a un an, tu t’en souviens, j’étais dans le maëlstrom de la maladie. Celle d’Yves, dont les épisodes tragiques se sont accélérés, m’entraînant dans une suite terrible dont seules mes amies les plus proches ont eu conscience. Grâce à elles – et tu étais de celles-là- j’ai réussi à tenir le coup. C’est sans doute l’approche de la disparition d’Yves en juin 2021 qui me replonge dans ma lessiveuse personnelle qui n’en finit pas de me malmener. Mais tu es là pour veiller au grain, me ramener à notre projet et je poursuis cet échange initié il y a longtemps, du temps de Zazieweb où tu étais Escarbille (bis), où Yves était Critias, et moi-même, exilée dans les brumes et en mal de mon île natale, déjà Angèle Paoli (qui n’est autre que mon nom de jeune fille). J’ai oublié quand et comment nous nous sommes rencontrées « pour de vrai », sans doute à Lyon. Où tu as eu la générosité de me présenter Marie-Ange Sebasti, ma compatriote du Sud. Depuis ce temps-là, nous ne nous sommes jamais vraiment perdues. De vue. Ni d’affection ni d’estime réciproques.
Mon passage par Lyon courant mars nous a remises l’une et l’autre en orbite. Le désir de partager nos livres - les miens réduits au silence-peau-de-chagrin pour cause de mise en caisses / les tiens accessibles sur les nombreuses étagères qui tapissent ton appartement, ce désir-là nous a prises l’une et l’autre dans son tourbillon de désir. Et nous voilà lancées sur la roue orbiculaire de notre « jardin partagé ».
Notre premier échange par voie postale m’a permis de lire le récit de Colette Fellous – le petit foulard de Marguerite Duras- et c’est tout naturellement par un extrait de ce texte que j’ouvre notre échange. Tu as choisi en écho un extrait de « Lagune » dans mes Italies Fabulae. Mais tu aurais pu aussi bien choisir un extrait d’Emily L. que je n’ai jamais lu. Il me revient en mémoire que j’ai récemment mis en ligne sur TdF un extrait de Venise toute de Benoît Casas, et qu’instinctivement, j’ai choisi dans son alphabet personnel la lettre L. Où il est question de lagune. Les résonances sont multiples, qui conduisent d’un fil l’autre à tisser un maillage. Nous serons les arachnées (zut, le mot n’existe pas ! Ce sera donc un apax) de ce réseau secret que nous tracerons de texte en texte. Par sauts et par gambades, aussi, sans doute, pour ne pas nous enfermer l’une l’autre dans la stratégie paralysatrice d’une veuve noire. Je te laisse en sa compagnie et attend patiemment la suite de notre aventure, dans un coin de toile « vibrionnante ». Plein soleil.
"Et à quoi la reliait-il, ce petit foulard léopard ? Pourquoi l’a-t-elle porté si souvent, pendant presque dix ans ? Je le lui ai offert en 1987, elle est morte en 1996, le 3 mars, chez elle, vers 8 heures du matin. C’était un dimanche.
J’ai tout mon temps, je ne veux pas quitter cette photo. Elle est tranquille, la main droite bien ouverte sur sa joue, tous les temps de sa vie sont inscrits dans son visage, ses yeux sont légèrement rieurs. Cette soie léopard nouée autour de son cou révèle son être tout entier, l’illumine. Sa présence est puissante, élégante, léger sourire, je ne me lasse pas de son visage, comme devant un paysage. Je me faufile dans la soie du foulard, je vois se déplacer les taches d’ombre et de lumière, coups de pinceau jetés à la va-vite, ce foulard devient mon tapis volant, il me conduit d’abord à Vinh Long, près des calèches, sur l’avenue bordée de flamboyants puis au marc hé de Sadec, les femmes sont venues en famille, les petits aident à trier les poissons, les mains dans l’eau des bassines et les yeux levés pour me sourire timidement, un bébé dort dans un panier. Les jeunes filles ont rempli les seaux en plastique de fleurs cueillies du matin, les légumes à côté, bien rangés sur des planches.
La grand-mère veille, elle sourit sous son grand chapeau, elle est fatiguée, la bouteille d’eau minérale à ses pieds s’appelle La vie. Robes de fleurs, d’oiseaux et de lianes. Une femme toute menue, au visage d’enfant, dispose les herbes fraîches à côté des poissons séchés et des crevettes, elle me questionne en silence, d’où je peux bien venir, nous nous saluons, elle me montre les deux paniers de mangues près des herbes, me fait comprendre qu’elles sont très bonnes, je souris, lui en achète. Une femme assise près d’elle, peut-être sa mère, modèle une couronne de fleurs blanches et rouges, fleur par fleur, elle s’applique, elle va bientôt refermer le cercle, odeur du matin. Partout je reconnais la présence de Marguerite jeune fille, elle passe entre les cageots et les bassines d’aluminium, elle regarde tout, ne perd aucun détail, elle a 15 ans et demi, son regard est identique à celui qu’elle avait cet après-midi -là, rue Saint-Benoît, quand elle m’a dit ton pull, ton foulard, j’étais pareille. Elle est avec Yann à Quillebeuf mais elle est en même temps dans ses terres lointaines, comment les oublier ? Le petit bac rouge de Quillebeuf me fait accoster à l’embouchure du Delta, elle porte son feutre d’homme, rose, avec un ruban noir, et aux pieds des souliers lamés or comme pour aller danser. L’homme qu’elle va rencontrer à 27 ans, je le reconnais, debout près de la limousine, il deviendra son amant, si tout cela est vrai. On pressent en tout cas qu’elle le sait déjà. Je ne quitte pas des yeux son foulard, je m’embarque de nouveau. Hô Chi Minh, Vinh Long, Sadec encore, je suis sur ce grand bateau qui s’appelle L’amant, c’est tellement étrange. Le voyage a été si rapide, un battement de paupières et me voilà dans les paysages anciens de Marguerite D. Devant moi, les eaux du Mékong, couleur de boue, les petits embarcadères, les vélos, les vieilles cabanes de bois sur pilotis, le claquement des calèches. Un homme me suggère de visiter l’école de la mère, la maison de l’amant, la tombe de l’amant, tout cela est un peu ridicule mais je dis pourquoi pas, je le suis, j’écoute, je cherche, ce n’est pas un rêve je suis bien là, on m’a même prise en photo sur le bateau. Il n’existe plus ".
Colette Fellous, Le petit foulard de Marguerite D., Éditions Gallimard 2022, pp.63,64,65,66 .
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